Père Christian Teysseyre | 3 septembre 2023
Prendre sa croix
En écoutant ces paroles du Christ, des pensées récurrentes conduisent à considérer la figure du Christ et de la situation du Christianisme.
Il s'agit de de la place de la croix du Christ et de sa place dans notre vie : pourquoi cette place ?
Les sagesses n'ont pas cette problématique pour une raison simple, c'est qu'elles ne comprennent pas de relation personnelle à Dieu avec ce que cela induit et signifie d'une vie faite pour correspondre à Dieu, au Dieu personnel qui se fait connaître et nous demande de l'aimer, de l'aimer plus que tout.
Depuis plusieurs décennies et cela ne fait que se confirmer, les formes de spiritualité hors des traditions religieuses se sont développées, puisant dans celle-ci, donnant lieu à des formes hybrides, en tout cas sans dogmes, sans rites d'appartenance, sans normes extérieures. Ce sont des formes religieuses, attentives au « soi ». Ces formes de spiritualité recherchent une transformation intérieure dans une présence à soi. C'est ce que l'on nomme l'ésotérisme au sens propre, non pas tant au sens de l'occulte, mais au sens « d'être tourné vers l'intérieur », de se trouver illuminé. Être dans la vérité signifie dans cette perspective, être authentique, être vrai avec soi-même, trouver un accord avec soi-même, une unité dans une communion au divin immanent. Marie Madeleine Davy a été un témoin de ces nouveaux courants spirituels il y a 50 ans, de ce cheminement intérieur, puisant dans la tradition chrétienne, notamment dans la théologie mystique médiévale…. La croix avec ce qu'elle énonce est incompréhensible, sinon comme approche symbolique. L'apôtre Paul savait qu'elle était folie pour les uns, scandale pour les autres.
Or, La croix dans le mystère chrétien est incontournable. Elle est centrale. Par la croix, le salut est entré dans le monde. La croix constitue l'ultime témoigne de l'existence filiale de Jésus dans sa relation au Père… Une vie donnée et fidèle jusqu'au bout, jusqu'à donner sa vie. Par la croix, il introduit notre l'humanité dans un renouvellement où le don et la paix sont les fondements d'une humanité nouvelle. Par lui, nous trouvons la vie.
Dans un sermon (que nous lisons pour l'office du vendredi saint), le pape Saint Léon le Grand dit : « Ta croix est la source de toute grâce. Par elle les croyants tirent de leur faiblesse, la force ; du mépris reçu, la gloire ; et de la mort, la vie. Désormais l'unique offrande de ton corps et de ton sang donne leur achèvement à tous les sacrifices »
Oui, par la croix, le Christ nous sauve en renouvelant nos capacités de faire le bien, d'aimer, de servir, de donner, de pardonner.
La croix est un fait, un signe et un passage. Elle est pour nous le signe du salut, de l'amour plus fort que le mal, la violence, la mort.
Mais Jésus avant de vivre ce passage par la croix, l'a vue, en a parlé pour lui-même.
Il en a aussi parlé pour nous. L'évangile de ce jour nous renvoie à ces propos de Jésus, à l'annonce de la passion et de la croix et à la nécessité de prendre notre croix.
On connait bien cette parole que nous avons entendue, et pourtant quand on y réfléchit, elle est étonnante : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il prenne sa croix, qu'il renonce à lui-même et qu'il me suive.
Étonnant que Jésus – avant l'heure – nous parle de croix, de celle qu'il recevra concrètement à la suite de sa condamnation, comme supplice et mise à mort. Étonnant aussi qu'il nous invite à prendre – nous aussi – celle qui est et devient la nôtre.
Regardons ce que veut dire la croix
– Elle est la mise à mort de l'innocent, du juste persécuté dans la lignée des prophètes, des vrais prophètes qui ont toujours été persécutés. Elle affiche la violence sans limite comme réponse à ce qui dérange la construction du monde à notre mesure. La croix est l'ultime bannissement de la Parole de Vérité, l'exclusion de Dieu.
Dans la conscience de Jésus, elle est apparue comme une évidence à un moment donné. Que de fois il a évoqué sous mode de parabole le refus et l'exclusion du Fils. Jésus sait sa fin, et la forme de mort qui sera la sienne.
– Il est une autre clé plus complexe, moins compréhensible pour nous. C'est la dimension sacrificielle qu'a prise et reçue la vie et la mort de Jésus. Il a fait de sa vie l'offrande au Père, une offrande parfaite. Nous sommes dans des soubassements anthropologiques et religieux qui nous échappent, avec des ressorts que nous comprenons mal aujourd'hui. Cette dimension sacrificielle apparait à un certain nombre comme l'expression des traces désormais superflues de structures religieuses dépassées. C'est oublier le sens nouveau qu'elle a pris dans le courant prophétique et la signification nouvelle qu'elle reçoit dans la mort du Christ. C'est mésestimer le sens que la croix reçoit de la capacité de don que Jésus a manifesté sans limite.
En effet, l'offrande véritable est le don de soi-même. Les prophètes n'ont pas cessé d'appeler au sacrifice spirituel, celui qui consiste à accomplir toute justice et à aimer. Jésus est mort parce qu'il n'est que don. Il est mort pour nous, pour nous donner la vie. La croix porte le don, elle l'élève dans la communion au Père. Le Christ dans la mort communique, transmet la vie, nous introduit dans un monde autre.
Un élément de la prière eucharistique développe cet aspect. Dans la troisième Prière eucharistique l'Église dit par le prêtre : « Regarde, nous t'en prions l'oblation de ton Église et daigne y reconnaître ton Fils qui selon ta volonté s'est offert en sacrifice pour nous réconcilier avec toi ».
L'eucharistie rend présent l'événement de la croix et nous y fait participer.
Les deux lectures de ce dimanche éclairent précisément cela et développent ces harmoniques
– La lettre de saint Paul aux Romains : C'est avec tout ce que nous sommes – personne toute entière – que nous sommes invités à nous présenter à Dieu en sacrifice vivant, saint capable de plaire à Dieu, en recherchant sans cesse ce qui est bien, bon parfait
Ce verbe « plaire » engage et signifie la recherche d'une correspondance profonde, totale, libre avec Dieu. C'est ce pourquoi nous sommes faits.
… C'est ce que nous demandons de devenir en prenant part à l'offrande du Christ – dans la même Prière eucharistique, le prêtre dit par la suite « Fais de nous-mêmes une éternelle offrande à la louange de ta gloire ».
La première lecture met en évidence que correspondre à Dieu qui nous a appelés, c'est garder en nous une mémoire profonde et vive de cette venue de Dieu en nous, qui nous force à supporter l'épreuve et la contradiction dans toutes ses formes à cause de l'écoute de la Parole de Dieu : le rejet, l'hostilité, l'insulte, la moquerie. Jérémie sait de quoi il parle. Mais la parole était en lui comme un feu dévorant et brûlant dans son cœur. Toute tentative pour la faire taire, la réduire ne pouvait réussir. Qu'en est-il pour nous ?
Comment vivons-nous la conséquence de ce qui brûle en notre cœur. La présence de Dieu nous brûle-t-elle encore ? Nous conduit-elle à offrir notre cœur, notre vie.
Il y a quinze jours, l'assemblée reprenait ce chant récent de ces 10 dernières années devenu familier à diverses générations, inspiré d'une lettre de Saint-François d'Assises : Regardez l'humilité de Dieu. Nous y chantions : « Regardez l'humilité de Dieu et faites-lui l'hommage de vos cœurs. Ne gardez rien pour vous, offrez-vous tout entiers à ce Dieu qui se donne à vous ».
Alors revenons à la parole de Jésus : « Si quelqu'un veut marcher à ma suite qu'il prenne sa croix et qu'il me suive ».
Il s'agit pour chacun de prendre la croix, la croix qui est notre. Comme Jésus a pris la sienne, avec la même liberté, la même force, le même amour.
Prendre sa croix. Quelle est la forme concrète de notre croix ? Elle est en relation avec notre vie concrète (âge, situation de vie, engagements).
Attention cependant. Nous employons cette image un peu rapidement. Bien sûr toute vie rencontre des épreuves, rencontre l'épreuve. Ce sont des croix à porter inéluctablement (relevons le glissement du singulier au pluriel, passage qui n'est pas anodin). Nous avons à les porter, à les vivre avec patience et force. Ce peut-être la croix que le Christ nous invite à porter. En tout cas les épreuves accompagnent ce que nous devenons, les traversant.
Cependant, ce ne sont pas ces épreuves que chacun a à porter que le Christ évoque. Car il s'agit de la réponse que nous donnons à ce qui se présente, dans la fidélité au Christ, dans un attachement réel à lui et à sa Parole. Cette croix survient dans tous les instants et dans bien des circonstances en raison des choix que nous sommes appelés à faire, comme disciples du Christ, choix personnels pour notre vie, ou par rapport à des situations collectives réclamant le courage d'actes de résistance, à contre-courant, témoignant de la force de l'Évangile.
Demandons-nous : quelle est ma fidélité au Christ, aux choix qui s'imposent à moi, au chemin pris avec le Christ ? quels choix devant telle situation ?
Un théologien de ce temps a cette formule : « Le vivre pour ne vient à sa vérité que par le mourir pour ». Chacun entrevoit bien la justesse de cela et l'appel qui en découle. Pour faire vivre, il a y a quelque chose à faire mourir en nous.
Comme Pierre, nous sommes tentés d'écarter et de refuser la croix. On n'accède pas à la vie sans passer par la croix. Il n'y pas de d'amour sans don de soi. Il n'y a pas d'amour sans rencontrer l'épreuve et la souffrance. Il n'y pas d'amour sans renoncement à soi-même. Chacun le pressent. Là est le chemin du don. P. Christian Teysseyre